Chronologie d’une française à Londres : du 13 novembre au 18 novembre 2015
Billet envoyé à Libération le 19 novembre à 21h. Billet modifié le 23 novembre.
Londres, Clapton à Hackney. Le soir du vendredi 13 novembre, j’étais assise à la fenêtre
de mon appart’ qui domine la rivière Lee
et sa mini savane parfois marécageuse de l’Est londonien. Les lumières des
péniches flottaient sur l’eau à l’instar des lanternes chinoises comme si
filmées par Bill Viola, j’écoutais Allah de Véronique Sanson.
[Depuis le départ brutal de Chantal Akerman et après avoir publié un billet sur son expo NOW près de Baker Street (jusqu’au 6 décembre), je m’étais remise
à écouter l’album Moi, le venin (acheté
fin novembre 1988). La réalisatrice avait utilisé Ma révérence dans Toute une
nuit et du coup, je repassais Allah
en boucle, tiré du seul album que je possède de la chanteuse : “... Et dans sa robe rose ; Elle avait mis des
choses qui détonnent… Et le camion explose ; Elle a donné sa vie pour ta cause…
Allah, Pourquoi le feu et la misère ; Prie pour la fin de la guerre ;
Délivre-les du Mal… ”.
À l’époque, j’arborais une coiffe Siouxsie
& The Banshees, je ne glorifiais donc pas mon engouement pour cette
rageuse et poétique galette noire.]
Vers 22h10 (GMT), Vice News
publiait sur Facebook une annonce à propos des #ParisAttacks. Je surfais très vite sur Libération et Les Inrocks (toujours FB)
pour en savoir plus : j’y lisais qu’il s’agissait déjà de 50 ou 60 morts
selon les commentateurs. Je m’empressais de corriger le nombre de morts sur Vice qui avait annoncé 18 morts et de
rectifier leur épellation Bata Clan à Bataclan :
il me semblait important que pour un site lu sur l’international, les gens
puissent Google rapidement avec
l’orthographe correcte. Ne pas ajouter de la frustration à la panique qui pourrait
s’emparer de ceux qui recherchent où sont leurs potes en concert à Paris me
paraissait essentiel ! Mon premier étonnement fut celui d’un commentateur
qui me suggérait de prier plutôt que de corriger !
Je n’ai pas la TV, alors j’ai continué de lire les news via les réseaux
sociaux. J’ai repensé à Charlie Hebdo,
à ceux qui très vite, comme moi, ont été #JeSuisCharlie et à la vague haineuse
qui déclamait le racisme de Charlie avec preuves à l’appui de la part de ceux
qui n’avaient jamais tenu l’hebdo dans leurs mains puisqu’il n’était dispo à
l’étranger que dans les Instituts
Français pré-7 janvier ! Je préparais ma barricade psychologique à
lire des affrosités dans les jours qui suivraient.
Tard ou tôt, je ne sais plus, je me suis couchée… absente de moi-même,
intellectuellement lobotomisée !
A 6.30 (GMT), le bilan était accablant. Le café avait décidemment
un sale gout amer et les céréales avaient perdu leur croquant pour avoir trop
longtemps baigné dans le lait de coco. Le jour allait percer sur Clapton et les
premiers joggers et cygnes s’épancheraient sur la lie du Lee, là où plus tard
Juifs hassidiques et Musulmans se croiseraient pour vaquer à leurs rythmes du
week-end, ma mosaïque de voisins promènerait leur chien ou pousserait des buggies. Des chevaux perforeraient ce
tableau bucolique ponctuellement.
Vers 7.30, un tweet du Monde m’interpellait : « D.
Psenny, journaliste au «Monde»:
«J’ai senti comme un pétard qui explosait dans mon bras».
Vous savez, parfois on communique avec quelqu’un par téléphone ou email et
puis on rencontre cet/te inconnu/e : ça soulage de pouvoir mettre un
visage sur une voix, des mots.
Là, pareil ! Sauf que c’est l’horreur presque personnifiée ! Une vidéo
effroyable mais qui accouche du carnage jusqu’ici imaginé, visualisé, comme
fantasmé : il y a une femme (enceinte) pendue au balcon, des tirs, des
gens allongés au milieu de la rue… C’est Mesrine
qu’on assassine, ceinturé au volant de sa voiture à l’heure de la pub « ceinture attachée, visage protégé ! »
A la différence que le crime de ces gens est de se divertir, fêter, manger,
boire, danser, chanter à l’unisson les paroles d’un groupe qu’on vénère, voir
un match, discuter philo et politique, parler cul !
Incapable de verbaliser ou de pleurer, j’observe les commentaires des murs
FB, de ceux qui rassurent et de ceux qui peut-être n’ont pas encore eu le temps
de dire qu’ils étaient sains et saufs. Mon âme surfe dans un cosmos telle une
expérience extracorporelle en communion solennelle avec une douleur subliminale.
Navigant dans un bain éthéré qui vacille entre l’obscurité volcanique et la lumière
aveuglante des glaciers… l’impénétrable blessure à son apogée comme l’articule
avec grâce Björk sur Black Lake.
Alors, comme une ode à la compassion, je poste sur mon mur une
chanson : Lament de Nusrat Fateh Ali Khan. Pour les
victimes directes et les victimes par procuration. Celles à qui leur religion a
été séquestrée par des cinglés sans bornes qui se servent du Coran comme
bouclier satanique ! Quelques minutes se passent… il est 7.39 quand l’ex chanteur de Faithless devenu réalisateur puis
« attrapeurs d’esprits » (aka gourou) poste un article intitulé
« Paris: what comes around, goes
around ». Mon nuage s’évapore à la vitesse du son dans l’air, mon mur
sonique explose ! Quelques heures après le carnage parisien, l’artiste-gourou
estime l’urgence cruciale et poste cet article gluant de culpabilité,
nauséabond de moralité tout en s’extasiant de sa notoriété ! Il se servait d’un
génocide cosmopolite pour se mettre à la fois en avant et faire sa publicité du
discours qu’il donnerait plus tard dans la journée sur la
« zenitude » ou autre supercherie. L’échange se fait court mais vif.
Comment pouvait-on poster une telle crasse revendiquant toute la sagesse du
monde ? Un auto-canonisé en lévitation dont la pensée intrinsèque l’avait profondément
poussé à nous guider, nous pauvres pécheurs, sur une voie lactée pavée de
bonnes intentions…
Moi, élevée entre les odeurs de la choucroute et le son du mil que l’on pile,
je revendiquais depuis des décennies mon détachement à mes racines tricolores
comme on rejette une greffe d’organe ! Je me surprenais soudain à fustiger
et à défendre ce territoire de naissance. Non, je n’ai pas une relation simple
avec mon identité imbibée d’ici et d’ailleurs en transfusion permanente de
toutes parts. Déjà, après le 7 janvier, je fumais de lire autant de ramassis
d’imbécilités incontinentes qui m’ont « forcée » à produire quelques
billets autour de Charlie Hebdo.
Il ne s’agissait pas de revenir en France pour être proche de mon peuple ou
d’en parler avec mes homologues français (expat’ ou immigrés) en Perfide
Albion. Mon rapport à l’hexagone se fait malgré moi comme une atteinte profonde
à ce qu’on m’a inculquée. Mais où ? A l’école en Afrique ? Au
catéchisme dans un couvent de nonnes noires de Lomé ? Là où on ne m’a
jamais fait sentir que j’étais la seule blanche ? Pourquoi cette irruption
cutanée ressort grâce ou à cause des attaques ? Fallait-il ces attaques
pour que mon sang se comporte comme la souris déglinguée de Speedy
Gonzales ? Peut-être dois-je me questionner sur la transmission de
mon environnement familial alsaco-chtimi ? Mais il me semble que l’école
française d’ici ou d’ailleurs inculque quelques valeurs ! Je savais une
chose : je voulais être plongée dans ma solitude pour focaliser sur ces
raisons qui me faisaient réagir… me reconnectaient à cette greffe, parfois si protubérante
et encombrante.
En dépit d’une pluie battante, je chaussais mes bottes en caoutchouc, pas
les wellies du gentleman farmer, mais des bottes vertes couleur gazon anglais qui
moulent le mollet de biche. En guerrière eccentrico-sexy, avec ma gueule de carême et mes larges yeux cernés, je remontais la
Evering Road du E5 de Londres sous un défilé de maisons géorgiennes et
victoriennes saupoudrée de council flats et d’une Jag abandonnée, pour
rejoindre le Stoke Newington Farmers
Market. On m’a bien vendu un mini potiron et une courge musquée en me
demandant si j’étais française. J’ai dit oui en baissant la tête. Pas par
honte, mais je ne voulais pas subir une confrontation comme il s’en est tant passé
post-Charlie Hebdo.
Le dimanche, je le passais à rédiger mon billet sur
cet artiste-gourou en me demandant furieusement s’il
fallait s’asseoir en position du lotus dans une mare suintante de l’entre-deux
fesses tout en récitant la devise de Hare
Krischna « S’il t’arrive une
merde, alors c’est une bonne merde, rama
rama ». Même les shamans d’Amazonie et d’ailleurs se mettent en colère
bordel !
Il y avait en même temps cette chanson qui me lancinait comme une berceuse :
le groupe mancunien James revenait hanter mes neurones avec son lullaby torturé, qui tout à coup prenait une autre dimension, s’adaptant
aux situations avec une aisance assez plaisante.
Il y a eu ces moments d’apaisement entre le mur FB d’Ibrahim Maalouf sur son oncle écrivain et Luc Le Vaillan
dans Libération, et
puis aussi les commentaires drôles ici et là.
Le lundi, après ce moment de recueillement, je m’étonnais
de lire autant de messages de soutien de la part des britanniques ou de voir
les monuments s’illuminer en revêtant les couleurs du drapeau français. En fin
de soirée, un bel article de Dorian
Lynskey dans The Guardian dédouanait Charlie Hebdo de toute accusation quant à leur responsabilité dans
le massacre du 7 janvier : un beau pied de nez indeed… Les
attentats du 13 novembre démontraient bien que les terroristes ne s’en
prenaient pas à leur liberté d’expression jugée trop exacerbée pour les
#JeNeSuisPasCharlie ! Charlie Hebdo n’était qu’un prétexte au massacre, le
début d’une ascension vertigineuse vers le néant. Il n’y avait pas de
caricatures du prophète au Bataclan,
ni au Stade de France, ni au Carillon, ni Au Petit Cambodge, ni à La
Casa Nostra, ni à la Belle Equipe.
Et puis, les terroristes ne
s’en prenaient-il pas aussi au monde musulman d’Afrique, du Moyen Orient, d’Asie ?
Je me connectais ensuite sur Youtube pour visionner #ONPC renommée On est solidaires.
Le mardi, j’émergeais sur le tweet déclic de BBC London : le Wembley Stadium illuminé en bleu-blanc-rouge mais surtout… surtout
ces mots magiques Liberté – Egalité – Fraternité.
Je me connectais ensuite sur le site du Petit Journal (LPJ) pour leur spécial Génération Bataclan : le son de mon ordi
avait pris la fuite, je remettais en arrière plusieurs fois et j’abandonnais,
j’essaierai de voir l’émission en lisant sur les lèvres. Le public ne bougeait
pas, n’applaudissait pas, Yann Barthès
ne souriait pas. La violence de ce silence était saisissante au point
d’emprisonner l’humidité dans la cornée visuelle. Avec dignité, il a cité le
nom et l’âge des disparus, y’avait Fanny aussi, 23 ans : après avoir
quitté son bureau de monteuse au LPJ, elle est allée au Bataclan…
Le petit garçon qui parlait des « très
très méchants » m’a plutôt inquiétée : il avait déjà assimilé le
fait que dans certains pays (maison pour lui), on devait s’échapper des
méchants. Je diffère de l’explication psy qui a été donnée le lendemain, je ne
pense pas qu’elle prenne en considération le fait que la famille soit issue de
l’immigration, le père dit d’ailleurs « la France c’est notre maison ».
Plus tard dans la matinée, il y a eu l’annonce de la couv’ Charlie Hebdo et j’ai beaucoup ri.
Mercredi 18 novembre, la Tate
Modern m’a laissée un press-pass afin
de visiter l’expo The EY Exhibition: The World Goes Pop pour n’avoir pu me rendre au vernissage :
expo qui met en lumière les artistes d’Amérique Latine en Asie en passant par
l’Europe et le Moyen Orient des 60’s et 70’s. De l’art contestataire se servant
de la culture Pop pour exprimer la répression quelle qu’elle soit. Parmi les
Français, on y trouve Henri Cueco
dont l’installation Les Hommes Rouges
est exposée pour la première fois depuis les 60’s ; Dorothee Selz et son œuvre Relative
Mimetism sur la question féminine qui imite ou rejette ; et puis
surtout, le travail de Gérard Fromanger
qui ne m’aurait pas perturbée si les attentats de Paris n’avaient pas eu lieu. Album The Red (1968-70) comprend une
peinture du drapeau français saignant, symbolisant la blessure de l’ordre
établi pendant la période mai 68. Aujourd’hui, à l’inverse, on peut y interpréter
le traumatisme et la sauvagerie qui s’est abattue sur un peuple. Parmi ce
peuple, des gens qui sont certainement morts sans pour autant être des
#JeSuisCharlie, sans pour autant être en accord avec les actions de son
gouvernement, un peuple dans son intégralité victime de valeurs mises en péril
pour le diviser…
En quittant la Tate, j’ai marché
le long de la Tamise pour rejoindre le London Bridge et prendre le bus 48 qui
me mènerait à mon fief claptonnien. Je pensais à ce peuple, debout lors d’un
concert, quelle image symbolique de la phrase de Charb « Je préfère
mourir debout que vivre à genoux » ; à Guillaume B Decherf, journaliste musique aux Inrocks, mort dans ses fonctions… Moi, fille de militaire ayant
entendu maintes fois ce terme « mort
dans ses fonctions ; mort pour la France »… quelle plaisanterie
macabre !
J'ai tambouriné tambouriné… Sommes-nous la
noblesse ; Sommes-nous les eaux troubles ; Sommes-nous le souvenir… Sommes-nous
devenus les petits soldats, à notre insu, d’une fantaisie militaire
orchestrée ? Sommes-nous un patrimoine culturel ayant influencé chaque
coin du cylindre de cette planète avec nos cris libertaires, libertins, libérés…
aux armes etcetera !
Ceux qui hier reprochaient
le racisme et la liberté d’expression irrespectueuse de Charlie Hebdo reprochent
aujourd’hui à la France d’avoir le trop plein d’attention médiatique mondial et
badigeonnent leurs murs FB de #DontPray #Think. Qui veut donc bâillonner notre
société ? Les terroristes ou les moralisateurs ? Comment peut-on
hiérarchiser des sentiments ? La France a certes reçu plus de soutien
global que le Liban aussi secoué par une vague d’attentats, mais n’est-elle pas
le pays « modèle » des Droits de l’Homme, de multiples symboles aussi
bien franchouillard avec son béret-baguette que Jacques Tati a si bien
incarné, qu’intellectuel, culinaire ou encore l’ultra sophistiqué de la Haute
Couture ? N’est-ce pas un lieu de destination touristique ? Si Paris
ou la France dans son ensemble est plus mis en avant sur la mappemonde, la
capitale ou le pays souffre aussi de son revers de médaille ! Combien ont
critiqué ou analysé le Liban au lendemain de ses attentats ? Combien ont
dit que le Liban méritait ce qui lui arrivait ?
A l’arrêt du bus sur London Bridge, je contemple la Tower Bridge, je ne me
lasse pas de sa beauté austère. Je me mets positivement à douter de la division
de la tribu française. Puis le bus arrive et telle une touriste éternelle, je
m’installe en haut devant, comme je le fais depuis 20 ans.
Alors que le bus arpente la City, puis Shoreditch et enfin Hackney, je
repense au mantra « The world is
sound » sur le morceau Traveller
de Talvin Singh. Le monde est son naturellement, il réverbère, résonne,
ricoche. La kalash est une nuisance invertébrée !
Je repense à Marceline Loridan
dans Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin lorsqu’elle s’engage dans un monologue entre Place de
la Concorde et le Marché des Halles parlant de sa détention à Auschwitz. La scène
suivante, on l’aperçoit rire et danser dans une guinguette parisienne.
Je repense à ma période parisienne où mon collègue des Inrocks, Calou,
m’appelait pour boire des canons en bas de ma rue (Planchat) du XXème : un
troquet où on y écoutait du rock festif rue de Bagnolet.
Je repense à Ouardia, ma grande
copine de 2nde au « Margot », ancien couvent à Verdun. Je me souviens
qu’ados, je l’avais trainée à Paris, sa première sortie hors Meuse. Je redécouvrais
Paris à travers ses grands yeux bleus marines du haut de son mètre 75, sa
crinière brune et son look sylphide de hard-rockeuse. Elle s’émerveillait à
chaque coin de rue, à chaque terrasse, chaque monument. Elle n’avait qu’une
exclamation « Putain c’est
beau ! ». Je me souviens qu’elle m’avait impressionnée en parlant
longuement et souvent de ce que la France avait de plus chère, d’indissociable
et de non négociable, et qu’elle remerciait ses parents d’avoir immigré. Elle
parlait de la liberté, de l’égalité et de la fraternité !
Sybille Castelain
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